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Adieu à la Terre

« Tout ce que vous désirez… dans des limites raisonnables » lui avait-on dit. Demander à retourner vers Jupiter était-ce raisonnable ? Lui-même, d’ailleurs, commençait à en douter.

Des semaines à l’avance, il avait pris des dizaines d’engagements. S’il éprouvait un réel soulagement à l’idée de se soustraire à la plupart, il y en avait quelques-uns auxquels il manquerait avec regret. En particulier, son rendez-vous avec la classe terminale de son vieux lycée qui, chose stupéfiante, existait encore.

Pourtant, il fut soulagé (et un peu surpris), lorsque Indra et le Pr Anderson furent d’avis que c’était une excellente idée. Pour la première fois, il se rendait compte qu’ils s’inquiétaient pour sa santé mentale ; peut-être se disaient-ils que des vacances loin de la Terre seraient la meilleure cure possible.

Mieux encore, le capitaine Chandler se montra enchanté.

— Vous prendrez ma cabine, lui promit-il. Moi je flanquerai le second hors de la sienne.

Poole se demandait parfois si, avec sa barbe et ses rodomontades, Chandler n’était pas lui aussi un anachronisme. Il l’imaginait bien sur le pont d’un vieux trois-mâts sur lequel flottait le drapeau noir à tête de mort avec ses tibias entrecroisés.

Une fois la décision prise, les événements s’étaient précipités. Il avait accumulé fort peu d’objets, et il avait besoin d’en emporter moins encore. Le plus important était Mlle Pringle, son alter ego et secrétaire électronique, désormais dépositaire de ses deux vies et de leur petite pile de souvenirs en téraoctets.

Mlle Pringle n’était guère plus encombrante que les agendas électroniques de son temps, et, comme les vieux colts 45 du Far West, vivait d’ordinaire dans un étui accroché à sa ceinture, d’où on la sortait en un éclair. Communiquant avec lui en audio ou par la coiffe, sa tâche principale consistait à filtrer les informations et à le protéger du monde extérieur. Comme n’importe quelle bonne secrétaire, elle savait quand il fallait répondre : « Je vous le passe tout de suite », ou, plus fréquemment : « Je regrette, mais M. Poole est en communication. Laissez-moi votre message, et il vous rappellera dès que possible. » C’est-à-dire, en général, jamais.

Il y avait peu d’adieux à faire. Les conversations en temps réel seraient impossibles en raison de la lenteur des ondes radio, mais il demeurerait en contact permanent avec Indra et Joe, ses seuls amis véritables.

Un peu surpris, Poole se rendit compte alors que son valet, énigmatique mais bien utile, allait lui manquer, et qu’il devrait assurer lui-même les petites tâches de la vie quotidienne. Au moment de prendre congé, Danil s’inclina légèrement, mais ne montra aucun signe d’émotion lorsque Poole s’éloigna vers le bord extérieur de l’anneau, à trente-six mille kilomètres au-dessus de l’Afrique centrale.

— Je ne suis pas sûr que tu apprécies la comparaison, Dim, mais tu sais à quoi me fait penser le Goliath ?

Ils étaient devenus si bons amis que Poole appelait le capitaine par son surnom, mais seulement lorsqu’ils étaient seuls.

— À quelque chose de peu flatteur, j’imagine.

— Pas vraiment. Mais quand j’étais enfant, je suis tombé un jour sur une pile de vieux magazines de science-fiction qui avaient appartenu à mon oncle George ; on appelait ça des pulps, à cause du papier de mauvaise qualité sur lesquels ils étaient imprimés… d’ailleurs, la plupart tombaient déjà en petits morceaux. Leurs tapageuses couvertures étaient magnifiques, avec d’étranges planètes, des monstres et, bien sûr, des vaisseaux spatiaux !

» Quand j’ai grandi, je me suis rendu compte à quel point ces vaisseaux spatiaux étaient ridicules. Ils étaient en général propulsés par des fusées, mais on ne voyait jamais de réservoirs de carburant. Certains avaient des hublots tout le long, comme des transatlantiques. Un de mes préférés présentait un grand dôme en verre, une sorte de serre spatiale.

» Finalement, ce sont ces artistes de l’ancien temps qui ont eu le dernier mot ; dommage qu’ils ne puissent pas le savoir. Le Goliath ressemble davantage à leurs rêves que les réservoirs volants qu’on lançait à l’époque de cap Canaveral. Votre propulsion inertielle semble trop belle pour être vraie : pas de support visible, vitesse et rayon d’action illimités… parfois, je me dis que c’est moi qui suis en train de rêver.

Chandler se mit à rire et montra la vue qui s’offrait à l’extérieur.

— Est-ce que ça ressemble à un rêve ?

Pour la première fois depuis son arrivée à Star City, Poole pouvait contempler un véritable horizon, mais pas aussi lointain qu’il l’aurait espéré. Après tout, il se trouvait sur le bord d’un anneau qui mesurait sept fois le diamètre de la Terre, la vue depuis le toit de ce monde artificiel aurait dû donc s’étendre sur plusieurs centaines de kilomètres.

Autrefois, il était bon en calcul mental, ce qui, de son temps, constituait une performance plutôt rare, et probablement plus rare encore à cette époque-ci. La formule pour obtenir la distance de l’horizon était simple : racine carrée de deux fois la hauteur, multipliée par le rayon… le genre de chose impossible à oublier.

Voyons… nous sommes environ à huit mètres de hauteur, donc racine carrée de seize, c’est facile. Disons que le rayon est de quarante mille, on enlève trois zéros pour obtenir des klicks, quatre fois racine de quarante, humm… ça fait un peu plus de vingt-cinq…

Eh bien, vingt-cinq kilomètres c’est pas mal, et aucun astroport sur Terre n’a jamais été aussi grand. Même en sachant à quoi s’en tenir, il y avait quelque chose d’inquiétant à voir des vaisseaux qui mesuraient plusieurs fois la taille de son vieux Discovery décoller non seulement sans le moindre bruit, mais encore sans moyen de propulsion apparent. Poole avait beau regretter un peu les flammes et le tonnerre des vieux comptes à rebours, il lui fallait bien admettre que ce nouveau mode de propulsion était plus propre, plus efficace et… beaucoup plus sûr.

Le plus étrange, pourtant, était de se retrouver là, sur l’anneau, dans l’orbite géostationnaire elle-même, et de peser un certain poids ! À quelques mètres, derrière la vitre du minuscule salon d’observation, des robots et quelques humains en combinaison spatiale vaquaient tranquillement à leurs affaires, alors qu’à l’intérieur du Goliath le champ inertiel maintenait la pesanteur de Mars.

— Tu es sûr de ne pas changer d’avis, Frank ? demanda le capitaine Chandler en plaisantant tandis qu’il s’apprêtait à gagner le pont. Il ne reste plus que dix minutes avant le décollage.

— Ce serait plutôt mal vu si je décidais de rester, tu ne crois pas ? Comme on disait autrefois, le vin est tiré, il faut le boire !

Poole éprouva le besoin d’être seul au moment du départ, et l’équipage réduit – quatre hommes et trois femmes – respecta son désir. Peut-être devinaient-ils ses sentiments, alors qu’il s’apprêtait à quitter la Terre pour la deuxième fois en mille ans et à affronter un destin inconnu.

Jupiter-Lucifer se tenait de l’autre côté du Soleil, et l’orbite presque droite du Goliath les ferait passer très près de Vénus. Poole avait hâte de voir de ses propres yeux si, après des siècles d’apports terrestres, elle méritait enfin son surnom de planète sœur de la Terre.

À un millier de kilomètres d’altitude, Star City ressemblait à une gigantesque bande métallique autour de l’équateur, hérissée de tours de lancement, de dômes de pressurisation et autres structures plus énigmatiques. Elle diminuait rapidement de taille au fur et à mesure que le Goliath filait vers le Soleil ; à présent, Poole se rendait compte à quel point elle était incomplète : des vides immenses reliés seulement par un entrelacs d’échafaudages en toile d’araignée, des vides qui ne seraient sans doute jamais tout à fait comblés.

À présent, ils tombaient sous le plan de l’anneau ; c’était l’hiver dans l’hémisphère nord, en sorte que le mince halo de Star City était incliné de vingt degrés par rapport au Soleil. On apercevait déjà les tours Amérique et Asie, fils luminescents tendus dans le ciel, au-delà de la brume bleutée de l’atmosphère.

Le Goliath gagnait de la vitesse, se ruant vers le Soleil plus rapidement qu’aucune comète. La Terre, presque pleine, remplissait le champ de vision de Poole, et il apercevait maintenant la tour Afrique dans toute sa hauteur, cette tour qui avait abrité sa nouvelle vie, et qu’il quittait peut-être pour toujours.

À cinquante mille kilomètres d’altitude, il embrassa du regard la totalité de Star City, étroite ellipse entourant la Terre. Bien que l’extrémité, à peine visible, ne formât plus qu’un mince fil de lumière au milieu des étoiles, il y avait quelque chose d’à la fois sublime et terrifiant dans l’idée que l’espèce humaine avait jeté ce signe à la face des cieux.

Poole se rappela alors les anneaux de Saturne, infiniment plus glorieux. Les ingénieurs astronomes avaient encore un long, un très long chemin à accomplir avant d’égaler les créations de la nature.

Ou, si tel était le mot juste, de Deus.

3001 : l'odyssée finale
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